De la pourriture en cuisine

La nourriture avariée, malgré notre goût pour les produits frais et la dictature des dates de péremption, ne constituerait-elle pas le raffinement ultime en cuisine ?

En effet, la plupart des procédés culinaires sont plutôt destructeurs et consistent à accélérer les processus de dégradation naturels. Ainsi, la découpe, l’épluchage ou surtout la cuisson transforment un produit encore plus ou moins vivant en matière inerte et déstructurée. Mais si la découpe, l’épluchage ou la cuisson ne surprennent pas en cuisine, l’usage volontaire de nourriture avariée devrait nous repousser ! Et pourtant, la pourriture est bien présente dans les préparations culinaires les plus élaborées.

La pourriture, c’est l’action de micro-organismes sur la matière organique morte. Dans la nature, ce processus de dégradation ultime garantit le recyclage de la matière organique après la mort. Ainsi, les feuilles mortes ou le cadavre finissent-ils en humus, base d’une nouvelle chaine alimentaire.

Les acteurs de ces transformations sont essentiellement de champignons et de bactéries, parfois des insectes.

Pour se convaincre de l’importance du phénomène, dressons un petit inventaire des produits pourris qu’on affectionne en cuisine :

  • Le fromage : Il s’agit en quelque sorte de lait caillé qu’on laisse sécher et moisir. On y retrouve bactéries, moisissures et éventuellement des insectes.
  • Le vin et le cidre : Il s’agit de jus de fruits auxquels on a fait subir une fermentation alcoolique.
  • La bière : Un peu de cuisson, puis une fermentation.
  • Le pain : Il est né de l’idée de cuire une bouillie de farine qu’on avait oublié de manger. Le levain est un mélange de levures et de bactéries.
  • Le chocolat : À l’inverse de la bière, il faut une fermentation puis une torréfaction pour en obtenir les arômes.
  • La viande et le poisson : La viande fraîche et certains poissons comme la raie doivent attendre quelques jours pour s’attendrir. Cette pratique peut être poussée très loin avec le faisandage des gibiers.
  • Le thé noir : Ses arômes sont développés par fermentation.
  • la « sauce soja » en cuisine asiatique : obtenue par moisissure (blé et soja) puis fermentation intense.
  • Le vinaigre : Encore une fermentation (acétique).
  • Yaourts : Encore une fermentation (lactique).
  • Fafaru et mitihue (Tahiti) : Il s’agit toujours de fermentations. Le fafaru est obtenu par fermentation de poisson dans de l’eau de mer, le mitihue par fermentation de chevrettes (sortes d’écrevisses) dans du lait de coco.
  • Choucroute : Du chou fermenté.

Si on résume, tous ces produits sont transformés par les « microbes » (bactéries, champignons...) habituellement responsables de la pourriture.

Il faut donc revoir notre point de vue sur les rapports entre la cuisine et les aliments avariés : la cuisine n’est pas d’abord l’art de mettre les aliments en valeur, mais celui de maîtriser leur dégradation ! Quant à la boulangerie, elle n’est pas l’art d’élaborer des produits avec de la farine, mais celui d’en exploiter la putréfaction.