Le lait de Maman

Rédigé par Bruno Masson - -

La naissance de mon fils m’a initié au monde surprenant de l’allaitement en France. Quand les adultes s’inquiètent de l’authenticité de leur nourriture, mangent bio ou terroir et s’insurgent contre la malbouffe, l’alimentation généralisée de leur progéniture par du lait synthétique déshydraté constitue une énigme.

Je livre ici, non pas un argumentaire scientifique, mais la synthèse de longues heures de méditations nocturnes imposées par notre fils. J’ajoute aussi un peu de retours d’expérience ; ça pourra toujours servir.

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L’allaitement maternel a pourtant tous les atouts pour flatter les grandes causes de notre société.

En premier lieu, parce que selon notre interprétation du monde essentiellement évolutionniste, la supériorité de l’allaitement est plus que vraisemblable. En effet, l’allaitement est un mode d’alimentation qui a bénéficié d’une mise au point particulièrement aboutie ! Depuis plus de 200 millions d’années que les mammifères allaitent et depuis 2 à 4 millions d’années que l’homme existe, les organismes des mères et des nourrissons ont eu le temps de peaufiner leur adaptation réciproque. Devant la puissance de ces chiffres, la trentaine d’années de recherche sur les laits en poudre maternisés fait pâle figure.

Mais la supériorité de l’allaitement maternel se défend aussi sur des éléments plus rigoureux et scientifiques. Les publications sont nombreuses qui défendent les avantages de l’allaitement sur de très nombreux critères : les qualités nutritionnelles du lait maternel, la digestion, l’immunité, la prévention du cancer du sein, le lien affectif avec la mère, etc. À tel point que l’allaitement exclusif pendant les six premiers mois de l’enfant est aujourd’hui une recommandation de l’Organisation Mondiale de la Santé et qu’on recherche pour les enfants prématurés des dons de lait maternel.

Pourtant, en France tout au moins, l’allaitement apparaît comme une performance un peu étrange, comme un exploit réservé à quelques happy few idéalistes. On reconnaît volontiers ses qualités, mais on reste attaché à la tradition du biberon. Je vois plusieurs explications à ce paradoxe.

On peut tenter une première explication hygiéniste. La baisse de la mortalité infantile est l’un des grands succès de notre civilisation et elle repose sur un traitement scientifique de la naissance. Or, le sein est un organe capricieux : il n’est pas stérile, n’est pas gradué, est délicat et sa production connaît des aléas imprévisibles... L’allaitement serait donc un retour en arrière obscurantiste, vers les pratiques d’époques ténébreuses où l’on perdait un enfant sur quatre.

On peut tenter une seconde explication pratique. Le biberon permet de fixer les heures de repas, comme pour les grands. Il est donc plus facile d’amener progressivement les nourrissons à ne pas réveiller leurs parents la nuit. Il est également commode à l’hôpital, où il permet de nourrir l’enfant en laissant la mère se reposer. Il est enfin pratique pour l’État, dans sa mission de protection de l’enfance, car il permet un meilleur contrôle de la façon dont les parents nourrissent leurs enfants.

On peut avancer une troisième explication psychologique. La société civile est aujourd’hui d’une extrême délicatesse envers chaque individu. Le souci de ne culpabiliser personne transcende toutes autres finalités, au détriment de la construction d’un discours rationnel, a fortiori lorsqu’on parle du corps des femmes. Ainsi, la promotion ou même l’étude de l’allaitement est toujours suspecte de nier la dignité de celles qui ne veulent pas ou ne peuvent pas allaiter.

Mais la principale raison me semble être beaucoup plus prosaïque : chez nous, l’allaitement ne marche pas. La plupart des allaitements s’arrêtent à deux ou trois mois. Les témoignages ne racontent que des histoires difficiles de mamans sans lait ou d’enfants sans appétit, de seins douloureux et de croissances laborieuses.

Alors pourquoi ce qui devrait être aussi naturel que de manger pour un adulte est-il finalement aussi compliqué ? Je m’interrogeais sur ce point depuis longtemps, quand la naissance de notre fils m’a proposé une explication. Il m’est apparu que l’allaitement reposait sur un mécanisme d’autorégulation entre les besoins et la production aussi subtil que les systèmes économiques. Or, comme en économie, toute prétention régulatrice bouleverse le système. Finalement, l’allaitement tel que nous le pratiquons ne souffre-t-il pas des mêmes maux que les économies administrées ou planifiées ?

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Schématiquement, la production de lait de la maman s’adapte au besoin de l’enfant. D’après mes savantes recherches sur Internet, deux mécanismes sont en jeux. L’un repose sur la stimulation physique des seins lors de la tétée (production de l’hormone prolactine) et augmente la lactation. L’autre repose sur la proximité physique, le regard et les caresses (production d’ocytocine) et provoque l’éjection du lait. Il existe donc un mécanisme d’adaptation de l’offre à la demande, suivant un modèle économique tout à fait libéral.

La première conséquence est que, comme le marché, le système connaît des ajustements structurels qui font partie de la bonne marche du système. Ainsi, lorsqu’au cours de sa croissance l’enfant augmente ses besoins, la réponse de la production n’est pas immédiate. L’adaptation passe par une phase transitoire de pénurie. Les crises sont donc normales, transitoires et ne remettent pas nécessairement en cause la bonne marche de l’allaitement et la santé de l’enfant.

Tout comme l’économie de marché, le système a besoin pour fonctionner de croissance. C’est naturel, puisque les besoins de l’enfant sont en principe de plus en plus importants lorsqu’il grandit. Que la croissance stagne ou — pire — qu’ils connaissent un épisode de décroissance et la machine risque de s’enrayer : les seins deviennent douloureux, peuvent s’engorger, donc l’allaitement devient difficile, risquant d’aggraver encore plus la situation.

Pour assurer la croissance, la première condition est la qualité des échanges : il faut assurer la circulation d’une quantité suffisante de liquidités. L’allaitement de notre fils a ainsi failli être compromis par l’utilisation prolongée de bouts de sein, tel que cela nous avait été recommandé à l’hôpital. Cet intermédiaire dans la transaction induisait une sous-stimulation des tétons et une baisse de débit qui n’auraient pas manqué de tarir la production si nous n’avions été alertés par divers signes du ralentissement de l’activité (fréquence des cacas et des pipis, perte de poids).

Même si les crises sont transitoires et structurelles, il est parfois nécessaire d’intervenir, avec la même prudence qu’un gouvernement qui se risquerait dans une politique interventionniste de relance. Comme toujours, deux politiques s’affrontent : la relance par l’offre et la relance par la demande.

La relance par la demande consiste à augmenter la consommation de lait. L’outil principal de cette politique est le tire-lait qui, suivant les propositions de l'économiste Keynes, consiste augmenter artificiellement les besoins, par des commandes d’un acteur extérieur au système, pour relancer la production.

Le tire-lait est aussi un outil de relance par l’accès facilité au crédit. En effet, il permet une anticipation de la production sur l’offre avec la constitution de stocks. L’apparition de bulles spéculatives doit toutefois être surveillée.

La relance par l’offre consiste à permettre au bébé de téter bien au-delà des quantités disponibles. On stimule la production de prolactine et donc la quantité de lait qui sera disponible dans les jours suivants. Pour être efficace, l’offre doit être élargie, notamment sous la forme de services supplémentaires : contact peau à peau, regard, paroles douces et câlins...

D’autre part, il convient de mettre en garde contre la tentation qui guette tout décideur en matière de lactation : la planche à billets. L’émission artificielle de liquidité et autres laits en poudre conduit immanquablement à une démotivation de la production et donc à la pénurie. De ce point de vue, le premier biberon proposé en salle d’accouchement ou la garde de l’enfant en crèche pendant le séjour en maternité présentent un risque de compromettre l’allaitement futur.

Enfin, tout comme les marchés, le sein a besoin de confiance. Tout comme les acteurs économiques, il n’est pas rationnel. Qu’une information anxiogène vienne le perturber et c’est la spirale infernale du krach : la production s’effondre brutalement. Une bonne politique de relance doit alors s’accompagner d’une communication soignée pour relancer le cercle vertueux de la confiance.

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La morale de l’histoire, c’est que le vieux dogme libéral de la non-intervention est dans la grande majorité des situations applicable à l’allaitement. La main invisible d'Adam Smith se charge de réguler le système et toute intervention inadaptée risque de dévier son action.

Mais qu’il soit nourri au sein ou au biberon, notre enfant se portera probablement aussi bien lorsqu’il aura vingt ans. Il est effectivement tout à fait sain de rappeler que ne pas allaiter n’est pas un crime ni un manque d’amour. Nous nous inquiétons souvent de donner le meilleur à nos enfants, mais la vie se charge de nous rappeler que in fine c’est eux qui s’accommodent de nos improvisations !

L’allaitement est donc parfaitement facultatif. Mais il reste qu’il est bon, émouvant, grandiose aussi. Le sein a du panache et, comme l’a probablement dit Cyrano, « c’est encore plus beau lorsque c’est inutile ».

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